"Exister, c'est oser se jeter dans le monde", disait Simone de Beauvoir. Je n'ai longtemps jamais osé me jeter dans la gueule de ce monde aux crocs acérés. Je le regardais de loin, par la fenêtre du manoir, duquel on ne m'avait jamais laissé sortir. Maman était alitée au lit, papa enfermé dans son bureau, les domestiques dans tous les couloirs, et je restais à la fenêtre, ignorant tout du monde sinon les bois qui s'étendaient devant la maison, avec les grands sapins lesquels, dans mes cauchemars, je les voyais me broyer vivante.
J'étais une princesse, enfermée dans son château, et quand on avait des invités, le jeu était de savoir qui pourrait me libérer. Mon petit fiancé, du même âge que moi, mais pourtant plus petit en taille, disait souvent qu'il allait me libérer. Il portait de beaux habits aux coutures dorées, et tombait toujours en se prenant les pieds dans le tapis. Et moi, je restais assise à sourire, comme une parfaite petite poupée fragile.
Les gens disaient de moi que j'étais un ange, une princesse, que de mes yeux de biche innocente, je ne pourrais pas voir l'impureté même si on me la mettait devant moi. Je ne discutais d'aucun ordre, j'étais docile, docile à en faire pâlir les parents des autres enfants. De mes lèvres juvéniles, jamais un gros mot ne s'était formé. J'étais le cliché de la fille parfaite, aux bons résultats, qui apprenait vite, disait aimer les livres. Etant donné que je ne sortais jamais, jamais ai-je eu l'occasion de déchirer mes collants en tombant dans l'herbe. Je faisais de la danse, portais de jolies robes, et souriait, toujours souriait sur les photos de famille.
Maman près du feu, papa derrière le fauteuil, moi sur le fauteuil, le photographe devant. "Cheese", disait il, et mes lèvres s'étiraient par automatisme. J'étais un robot, une poupée à l'éducation millimétrée, l'animal curieux que chacun admirait aux visites au manoir familiale. Je ne disais jamais "non", jamais "je ne veux pas". Mais je riais tellement, qu'on ne disait que de moi que j'étais une enfant si épanouie que l'on ne m'imaginais pas actrice de la moindre rébellion.

Les soirs d'hiver, je soufflais contre les carreaux gelés en entendant mon père monter les escaliers. Je ne disais rien quand il entrait. Il parlait de maman qui était malade, il disait qu'elle ne pouvait plus le faire pour lui. Au début, il ne faisait que ça, me parler de ma mère. Tous les soirs. Les mêmes histoires. Il me parlait de leur rencontre, de sa douceur, sa beauté. Puis après, comment je lui ressemblais. Comme j'étais sa copie parfaite. Comment je rayonnais de la même manière.
Au fil des hivers, j'ai dessiné sur les carreaux toutes les fois où j'ai imaginé la forêt de sapin me hacher menue, me dévorer, pendant qu'il me parlait du corps de ma mère, de mon corps, du sien, du corps de ma mère, du mien, du sien... Ridicule obsession. Si je n'apparaissais pas assez intéressée, il s'approchait du tisonnier, le portait au feu, et me menaçait à demi-mot avec, sans pour autant jamais me brûler.
Dès que j'échouais à un exercice, il m'avait toujours frappée, frappée en hurlant de tout son saoul, me laissant tremblante et sanglotante au sol, et avec une envie grandissante que finalement, ça ne soit pas moi que la forêt dévore, mais lui. Pourquoi était-ce à moi de souffrir, de disparaître ? Pourquoi c'était à son entourage de finir en poussière, dans l'oubli, dans la cave du manoir ? Cave du manoir dans laquelle il m'avait enfermée, alors que j'avais à peine huit ans pour la première fois.
A l'aide. Il fallait trouver de l'aide. Mais j'ai bien vite compris à la manière dont mon père était toujours derrière moi, que je ne trouverai pas de l'aide dans ses invités qui complimentaient l'enfant parfaite que j'étais. Je devais me débrouiller seule. Ma pauvre mère ne pouvait lutter, qui savait ce qu'on lui avait fait, elle ne parlait même plus.

Personne ne s'attend à ce qu'un ange foute le feu au monde. Pourtant c'est ce que j'ai fait. A peine quinze ans, lâchant une allumette à mes pieds avant de monter dans la chambre de ma mère, de l'aider à se lever pour tranquillement l'aider à descendre. Par curiosité, j'avais voulu retourner dans la pièce où j'avais jeté l'allumette, comme ne pensait pas que la structure puisse ainsi prendre feu. Pourtant, je l'entendais crépiter, les flammes grimper, dévorer le tapis. J'ai entendu un domestique appeler les pompiers, pendant que d'autres s'affairaient tout autour à toute vitesse en se demandant qui avait descendu ma mère.
J'avais cligné des yeux plusieurs fois, immobile, ne réalisant peut-être pas ce que j'avais fait. Je m'étais tournée, apercevant mon père, tout aussi calme que moi dans le couloir. Nos regards s'étaient croisés, et, pour la première fois de ma vie, plus que la peur, j'ai ressentit un satisfaction immense en voyant son visage se décomposer alors que je disais "Brûle papa, brûle" d'une voix innocente.

Qu'en est il de la suite ? Il a brûlé, dans la maison. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps auprès des pompiers en inventant un atroce mensonge : "Papa a mis le feu à la maison, il voulait nous tuer ! Il a tué des gens ! Ils sont dans la cave ! Il m'enfermait dans la cave !". Ce n'était pas si faux. Ce n'était pas si faux, mais c'était moi qui avait mis le feu. Parce que je voulais ma liberté. Quitter cet endroit. Lui échapper. Et c'était lui qui m'avait fuit, lui qui, comme pour ruiner mon plan, avait pris la porte de sortie.
L'affaire s'est clôt ici, et j'ai quitté les lieux avec ma mère pour la première fois. J'aurais aimé cracher sur la tombe de mon père à son enterrement, parce que que j'avais un tourbillon acide noirâtre, qui tournait, tournait, tournait au fond de moi. C'était un meurtrier. Il m'avait battu. Il m'avait objectifiée. Qui sait, je le sentais venir, peut-être m'aurait il touchée d'une autre façon. Qu'avait il fait à ma mère pour qu'elle soit ainsi condamnée au silence ? Il a été jugé comme meurtrier, oui. Il n'a pourtant jamais payé pour ses crimes.
Les médecins ont dit qu'on avait tranché la langue à ma mère quelques jours avant l'incendie. Je ne me souvenais pas de sa voix, mais j'avais compris que je ne l'entendrai plus prononcer des mots. J'ai haïs mon père au plus profond de mon être toute ma vie, mais ce jour-là a été l'apogée de ma haine.
Le sang pulsait dans mes veines au rythme des "Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?" et je me démenais, gorge serrée, larmes aux yeux, parce que je savais que jamais je n'aurais une réponse.
Ce que je savais en revanche, c'était que nombre des gens nous ayant rendu visite au manoir savaient qu'il me battait. Savaient pour quelques comportements étranges. Mais ils n'avaient jamais rien fais. Où, dans leurs stupides existences, pouvais-je trouver une raison de les supporter ? Je les détestais. Au plus profond de mon coeur. Je les détestais parce qu'ils étaient complices, parce que c'était comme s'ils s'étaient tenus aux côtés de mon démon tout ce temps.

Je suis devenue une mauvaise personne maman, pardonne moi. Je fais de mon mieux à l'école, une école chère maman. J'essaie au moins de réussir ça. Mais je me réveille tous les soirs en larmes parce que je le vois dans mes cauchemars, parce que j'ai fini par croire que j'étais la meurtrière. J'étais, en tous cas, celle à vraiment mettre le feu à ce manoir.
Maman, je suis devenue si méchante. Je ne fais confiance à personne maman, parce que je vois papa dans tous leurs yeux. Je les déteste tous, mais je m'accroche à quelques existences, j'essaie d'oublier.
Maman, je me suis toujours battue. Aujourd'hui au sabre, autrefois en m'imaginant trancher la gorge de papa avec le tisonnier qu'il utilisait pour me menacer. Je ne me laisserai plus intimider. C'est moi contre le monde maman, ça l'a toujours été. Tu le sais bien, j'ai toujours été seule. Et personne n'a jamais vu mes souffrances.
Maman, j'ai le coeur qui saigne, parce que personne ne peut m'aimer, et parce que je ne sais pas vraiment le faire non plus, sinon qu'en prenant parfois des grands airs qui ne me vont guère. Je ne veux plus être toute seule, mais je ne veux pas qu'on me touche. Mon coeur est fragile, mon esprit hanté. Je fais les mêmes cauchemars, j'ai les mêmes hallucinations, tout tourne sans cesse dans ma tête. J'aimerais te demander de l'aide, mais mon esprit est si douloureux, il tournoie tellement, je ne peux ni l'expliquer, ni le ralentir. Tout va trop vite, maman. Je grandis trop vite, j'ai peur d'avoir vingt ans.
Où est passée mon enfance maman ? Qui suis-je ? Comment suis-je sensée grandir ? Comment puis-je voir le monde sans le haïr ?
Pourquoi suis-je condamnée à garder ce masque de princesse parfaite, cette apparence de poupée fragile, alors que mon coeur est couvert d'épines ?